#311
Message
par Jean » lundi 7 novembre 2022 à 11:19
Article de Mediapart
Des profs en situation de handicap se disent malmenés par le Cned
Audrey Chabal, Marion Esquerré
Lundi, après les vacances de la Toussaint, Sandra Vétier-Rey, enseignante agrégée en écogestion, ne sera pas devant ses élèves. Après sept années en poste adapté au Centre national d’enseignement à distance (Cned), elle a repris en septembre le travail en établissement, malgré sa situation de handicap, dans un lycée de Nîmes (Gard). Mais son état de santé ne lui permet plus d’assurer sa mission.
Sandra Vétier-Rey a certes obtenu un mi-temps, comme l’a préconisé son médecin traitant. Tout l’été, elle s’est aussi démenée pour que le fauteuil sur mesure dont elle a besoin pour travailler soit livré à temps. D’abord sans attribution dans le lycée, elle avait proposé de récupérer deux classes de première, après la démission d’un collègue, la veille de la rentrée. Elle aime son métier et détesterait se sentir « inutile ».
L’enseignante est reconnue comme travailleuse handicapée depuis 2010, aujourd’hui avec un taux d’incapacité supérieur à 80 %. Elle subit les assauts d’une maladie chronique, évolutive et invisible, qui l’empêche de soutenir longtemps les positions debout et assise. Jusqu’en juin, elle travaillait allongée, à domicile, pour le Cned – 1 150 enseignantes et enseignants de l’Éducation nationale s’y occupent à distance de près de 23 000 élèves de primaire et de collège, et de plus de 14 600 élèves de lycée.
Travail sur les cours du Cned (Centre national d’enseignement à distance).
Sandra n’imaginait pas qu’un renouvellement de son poste au Cned lui serait refusé. Et pourtant. « Compte tenu du caractère limitatif du contingent (60 postes) » et « du nombre élevé de demandes », elle a été « classée dans le groupe “non prioritaire” », lui a signifié le rectorat dans un courrier le 28 mars. Ce dernier rappelle que « le dispositif d’affectation sur des postes adaptés est une aide temporaire aux personnels en difficulté de santé, dans la perspective d’une reprise des fonctions initiales ou de la préparation d’une reconversion professionnelle ».
Quelques semaines après la réception de cette lettre, une entreprise mandatée par le rectorat est venue chez l’enseignante pour aménager son poste de travail. Une adaptation qu’elle réclamait depuis trois ans, mais désormais inutile…
Une fois en classe, comme elle le craignait, elle s’est rapidement affaiblie. « Mon corps a lâché. Je n’arrive plus à marcher sans béquilles », confiait-elle dès le 22 septembre. Mais elle a continué d’aller au lycée. Puis, pour tenter de récupérer, elle a passé toutes les vacances de la Toussaint allongée. En vain. Juste avant la rentrée de novembre, elle a constaté qu’elle ne serait pas en état de retourner devant les élèves. « Ce n’est pas une vie », souffle-t-elle. Elle compte réitérer une demande de poste au Cned pour la rentrée 2023.
« Stop à la maltraitance »
Le cas de Sandra Vétier-Rey n’est pas isolé. Plusieurs enseignant·es souffrant de handicap ont décrit à Mediapart une hiérarchie lointaine, aux réponses lentes – quand elles arrivent. Elles et ils constatent l’incapacité de l’Éducation nationale à compenser pleinement leur handicap. L’ association nationale créée en 2019 pour défendre les enseignant·es en situation de handicap compte aujourd’hui 530 adhérentes et adhérents. En septembre, elle a lancé une pétition qui a récolté près de 18 000 signatures mais n’a suscité pour l’heure aucune réponse du ministère.
« Cela vient de loin, rappelle Anne-Sophie Parisot, avocate de plusieurs enseignant·es concerné·es. Jusqu’à la loi Handicap de 2005, l’entrée dans la fonction publique passait par une visite médicale d’aptitude. Il fallait être en bonne santé, valide. » Cela explique probablement que le ministère reste l’un des mauvais élèves concernant l’obligation d’emploi de personnes déclarées handicapées, avec un taux de 3,37 % au 31 décembre 2020, contre 6 % attendus.
Où sont les carences ? D’abord dans les dispositifs d’adaptation, conçus « en paliers », comme nous l’a expliqué le ministère par écrit. On commence par l’aménagement de poste, c’est-à-dire une aide humaine ou matérielle visant à compenser le handicap sur le lieu de travail.
« Mais l’enseignant peut se confronter à un refus, au motif que sa demande entre en concurrence avec les contraintes de son établissement », constatent Ludivine Debacq et Hervé Moreau, du syndicat Snes-FSU. « Les médecins de prévention des rectorats gèrent la pénurie de moyens », insiste pour sa part Maud Valegeas, de Sud-Éducation.
Deuxième palier : l’allègement de service, qui permet aux enseignants et enseignantes de travailler à temps partiel pour raison médicale, sans réduction de salaire. Cette aide est limitée dans le temps, et son renouvellement soumis à examen chaque année, y compris lorsque le handicap est permanent. Le ministère confirme : « Compte tenu des demandes présentées tous les ans par les agents, [les services académiques] en font bénéficier ceux dont les situations paraissent prioritaires. »
Troisième palier : les postes adaptés, de courte durée (un an, renouvelable deux fois) ou de longue durée (quatre ans renouvelables sans limite), permettent aux enseignant·es qui ne peuvent plus faire classe de travailler au Cned ou, dans une moindre mesure, dans des services administratifs ou de documentation. Cependant, « les capacités d’affectation des académies sur postes adaptés sont limitées », indique le Cned à Mediapart. Qui ajoute que cette affectation « ne constitue réglementairement pas un droit ».
Dans un document diffusé en septembre 2021, la direction des ressources humaines du ministère annonçait d’ailleurs un « travail de réécriture » du Code de l’éducation, pour clarifier ce dispositif qui « n’a jamais eu vocation à devenir une affectation définitive et une mesure pérenne de compensation du handicap ». Objectif : le renommer « dispositif de transition professionnelle » et limiter sa durée à douze ans maximum.
Craignant d’être mis à la retraite d’office, il se suicide
Enfin, le dernier palier conduit à la porte de sortie. Dans ce cas, les profs bénéficient « d’un accompagnement dans le reclassement en cas d’inaptitude aux fonctions », assure le ministère. Sandra affirme pourtant, comme d’autres, n’avoir jamais bénéficié d’un quelconque accompagnement. Elle-même ne voit pas, dans son état et à 51 ans, quel reclassement envisager. Alors que le cadre aménagé du Cned lui permettait de poursuivre le métier qu’elle aime, son retour en établissement revient à la « pousser vers l’inaptitude et la retraite pour invalidité », dénonce-t-elle.
La retraite pour invalidité, c’était la grande crainte de Jean-Christophe Da Silva, professeur certifié d’anglais en collège depuis 2000. Il s’est suicidé en septembre 2021. Une chute en 2016, alors qu’il souffrait déjà de multiples pathologies invalidantes, l’avait conduit à demander un poste adapté de longue durée (Pald) au Cned, à mi-temps. Il l’avait obtenu à la rentrée 2017.
Francine Da Silva et sa fille tiennent le portrait de Christophe Da Silva, qui s’est suicidé le 29 septembre 2021. © Photo Marion Esquerré pour Mediapart
« Il était très content, murmure sa sœur, Francine Da Silva. Le Cned sonnait comme un nouveau départ, avec la possibilité de reprendre pleinement sa rééducation tout en continuant à travailler. » Espoir rapidement douché par la cadence « infernale » du Cned. Dans un message envoyé à sa sœur en janvier 2018, Jean-Christophe Da Silva écrit : « Il me reste 64 copies en retard, ils ne me reprendront jamais en Pald. » Le mois suivant, il écrit au Cned de Rouen, dont il dépend, pour justifier son impossibilité à respecter le rythme imposé de vingt-cinq minutes par copie.
Dans leur maison en briques à Villeneuve-d’Ascq, sa sœur Francine, son beau-frère et sa nièce épluchent son dossier. Au milieu de la paperasse administrative et médicale, quelques feuilles volantes rédigées à la main sortent du lot. Jean-Christophe Da Silva y avait méticuleusement comptabilisé le temps passé sur chaque copie. Non pour se plaindre, mais pour montrer que ses élèves de 4e et 3e avaient besoin de ce niveau de correction pour progresser.
Il passait en moyenne une heure et huit minutes sur chaque copie. « Ce mail prouve qu’il voulait être à la hauteur. Il n’a jamais eu de réponse. Et il en a délaissé sa santé. Il avait besoin de cinq heures de rééducation par jour pour supporter ses douleurs », déplore Francine.
En juin 2018, ne tenant plus le rythme, le prof d’anglais est placé en arrêt maladie longue durée. Après une petite année, un expert médical envoyé par le rectorat lui annonce qu’il doit réintégrer le Cned. Par un recours, il obtient qu’une nouvelle expertise ait lieu, après qu’il aura effectué un séjour en centre de rééducation.
Hélas, ce projet est reporté d’un an à cause du covid, qu’il contracte. Il attend une nouvelle date de séjour de rééducation lorsque, le 28 septembre 2021, il reçoit un message du Cned lui demandant de prendre contact avec un nouvel expert médical. Ce message ne dit rien de plus mais entre violemment en résonance avec son angoisse : être mis à la retraite pour invalidité à 50 ans. Vers minuit, il appelle sa sœur, qui tente de le rassurer. À 4 h 27, le 29 septembre, Jean-Christophe envoie un texto : « J’en ai ma claque. Prenez soin de vous, adieu. »
Ce message n’est vu qu’au réveil. « Le temps de nous rendre chez lui, il était déjà trop tard », dit Francine, en pleurs. Ce suicide, elle en tient pour responsable « la machine à broyer qu’est le Cned ». Institutrice à la retraite, elle cherche depuis à obtenir que « l’institution reconnaisse ses dysfonctionnements et y remédie ».
En juin dernier, accompagnée par le Snes-FSU, elle transmet au rectorat une demande de reconnaissance du décès de son frère en accident de service (l’équivalent de l’accident du travail pour la fonction publique), afin de pouvoir lancer une enquête interne sur les conditions de sa mort. La réponse officielle, le 19 juillet, lui indique qu’elle n’a juridiquement pas le droit d’engager une telle procédure, car, en tant que sœur de la victime, elle ne peut pas prétendre à une réparation financière.
Le 29 septembre dernier, Francine relance le ministère afin qu’il s’empare du dossier. On lui a assuré par mail qu’il serait traité. Notre sollicitation du ministère sur ce dossier est restée sans réponse. « Il ne s’agit pas d’établir la culpabilité du Cned, mais d’enquêter sur les conditions de travail pour ensuite faire de la prévention, précise le Snes. Si un suicide est toujours multicausal, quand il advient au travail – et le domicile d’un enseignant du Cned est aussi son lieu de travail –, c’est que le travail n’a pas joué son rôle d’équilibre dans la vie des gens. »
Aucun collectif de travail
C’est là tout le paradoxe du Cned, qui accueille des enseignantes et enseignants fragilisés par leur état de santé. Outre que cette solution est précaire et soumise à des réévaluations régulières souvent vécues comme humiliantes, le travail y est rébarbatif et s’y pratique dans l’isolement. Le Cned organise bien des réunions virtuelles entre enseignant·es, mais plusieurs témoins nous ont indiqué ne pas s’y sentir à l’aise pour échanger librement, en particulier sur les conditions de travail. Certain·es ont créé des espaces de discussion parallèles sur les réseaux sociaux.
« La logique taylorienne de correction des copies du Cned dépossède les enseignants de leur capacité à créer du travail », souligne Hervé Moreau, chargé des questions de santé au Snes.
« Ce n’est pas marrant de corriger des copies à la chaîne », abonde Agnès Medvedev, professeure de mathématiques, au Cned pendant plus de dix ans, jusqu’à sa récente retraite. Évoquant une intensification du travail, notamment avec le passage au tout-numérique, elle estime que la pression y est plus forte qu’en établissement (voir notre article de 2021).
Le Cned est « un laboratoire du management néolibéral dans l’Éducation nationale », affirmaient, mi-septembre, les enseignant·es et chercheur·es, Frédéric Grimaud et Laurence de Cock, sur le site de la revue Regards. On y parle « marque », « clients », « offre »… « Le ministère pousse le Cned à une démarche de rentabilité », confirme Hervé Moreau. Un contexte de travail peu favorable à l’inclusion ou au maintien dans l’emploi des travailleuses et travailleurs fragilisés.
père autiste d'une fille autiste "Asperger" de 41 ans