Dépakine. Les familles bretonnes se sentent trahies
18 avril 2016
Comme 50 familles en Bretagne, les Monchy ont adhéré à l'Apesac. Leur fille Mathilde, 15 ans, fait partie «des enfants Dépakine».
Il a fallu qu'il tombe « par hasard » sur un article de presse pour faire le lien. « C'était en décembre 2015. L'article établissait une relation entre la prise de valproate de sodium pendant la grossesse et des malformations et troubles psychiques parfois constatés chez les enfants. Ma femme et moi avons adhéré à l'Apesac (*) dans la journée ».
« Quelque chose n'allait pas »
Grégory Monchy nous reçoit chez lui, à Plouégat-Guérand, aux côtés de sa femme Virginie, de leurs deux enfants, Mathilde, 15 ans, Tristan, 14 ans, et de leur neveu Aurélien, 19 ans. Le valproate de sodium, Virginie, 41 ans, connaît bien. « Je suis épileptique, sous traitement à la Dépakine depuis l'âge de 12 ans. Je prends quotidiennement ce médicament depuis bientôt trente ans. Il est très efficace et stoppe mes crises ». Lorsqu'elle tombe enceinte de Mathilde, en 1999, Virginie Monchy ne se méfie pas. « Mon généraliste m'a conseillé de diminuer les doses de moitié et m'a dirigée vers un gynécologue, qui n'a rien vu à redire ».
Mais à la naissance de Mathilde, le 26 août 2000, les choses se gâtent. « C'était un petit bébé. Dès le premier mois, il a fallu l'hospitaliser, parce qu'elle ne s'alimentait pas. Mon instinct m'a tout de suite dit qu'avec cet enfant-là, quelque chose n'allait pas », témoigne la maman. À l'anorexie du nourrisson s'ajouteront, au fil des années, des retards de marche et de langage, une surdité, une opération du palais, et des troubles envahissants du comportement et du développement, qui n'ont pas permis à Mathilde de suivre une scolarité normale. À 15 ans, l'adolescente a une allure de fillette et un niveau scolaire de CE1. « Pendant toutes ces années, les doutes, on les avait », poursuit le couple. « Ce n'est pas pour rien que j'ai stoppé de moi-même tout traitement pendant ma seconde grossesse, note Virginie. Et mon fils Tristan, lui, n'a eu aucun des symptômes de sa grande soeur ! ». Mais dès que la piste de la Dépakine était évoquée, « on nous prenait pour des fous », soupirent les Monchy, qui le disent haut et fort : « On nous a trahis. »
Des histoires qui se ressemblent
Leur histoire, les Finistériens la comparent aujourd'hui à celle des autres familles de l'association. Et les résonances sont troublantes. Présidente de l'Apesac Bretagne depuis un an, Jennifer Simon, 36 ans, de Plancoët (Côtes-d'Armor), se bat, elle aussi, pour faire reconnaître le lien entre la prise de Dépakine pendant sa grossesse et les problèmes aujourd'hui rencontrés par sa fille de six ans. « J'avais déjà subi une interruption médicalisée de grossesse pour deux jumeaux, atteints de spina bifida (développement incomplet de la colonne vertébrale, NDLR), en 2008 ! Et aucun médecin ne m'a pourtant déconseillé le valproate de sodium, ni mise en garde par rapport à de futures grossesses, alors que le risque de séquelles sur le foetus est estimé à 40 %. Aujourd'hui, je ne peux plus voir la Dépakine en peinture ! Je ne prends plus aucun médicament de Sanofi, pas même du Doliprane. Je veux surtout me battre pour que nos loulous aient un avenir. »
800 dossiers chez l'avocat
Comme les 50 familles bretonnes adhérentes de l'Apesac, Jennifer Simon et sa petite Loéva sont passées entre les mains du Dr Hubert Journel. Ce généticien vannetais a été le premier à mettre en garde contre l'antiépileptique. C'était en 2002. Les Monchy le rencontreront en septembre prochain. « Même si nous sommes déjà sûrs à 99 % que Mathilde est une enfant Dépakine », ponctue Virginie Monchy. Les documents des Plouégatais viendront ensuite rejoindre la pile des 800 dossiers déjà empilés sur le bureau de l'avocat parisien mandaté par l'Apesac. Le même que pour l'affaire du Mediator. « On ne pourra jamais offrir une vie normale à notre fille, terminent les Finistériens. Ce qu'on veut, c'est qu'il y ait, un jour, un procès. »
* Association d'aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anti-convulsivant.
EN COMPLÉMENT
Sanofi et les autorités sanitaires dans le viseur
L'Apesac créée en 2011
L'association d'aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anticonvulsivant (Apesac) a été créée en 2011. Sa présidente, Marine Martin, une mère de famille de Perpignan, encouragée, dit-elle, par Irène Frachon et l'affaire du Mediator, a elle-même déposé une plainte au civil en 2012. L'Apesac estime actuellement à 1.318 le nombre de victimes de la Dépakine, dont 234 morts. Elle milite pour plusieurs choses : les créations en France d'un centre de diagnostic et d'un fonds d'indemnisation des victimes ; l'amélioration de l'information des femmes en amont d'une éventuelle grossesse.
Une nouvelle loi
Selon la loi du 1er janvier 2016, la prescription de Dépakine doit obligatoirement être faite par un spécialiste neurologue, psychiatre ou pédiatre, avec le consentement co-signé du patient et du prescripteur. « Elle n'est clairement pas encore suffisamment respectée par les médecins et les pharmacies », déplorent, à la fois, Marine Martin et Dominique Martin, directeur général de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Début mars, une mention de mise en garde a été ajoutée sur la boîte de médicaments, en attendant l'apposition d'un pictogramme annoncé, il y a un mois, par la ministre de la Santé, Marisol Touraine.
Un rapport accablant de l'Igas
Le 23 février dernier, l'Inspection générale des affaires sociales a publié un rapport accablant sur le valproate de sodium (incontournable pour certains patients atteints d'épilepsie et aussi utilisé pour traiter les troubles bipolaires). Selon l'Igas, au moins 450 malformations congénitales chez des bébés exposés in utero, entre 2006 et 2014 en France, seraient dues au médicament. Le rapport critique également l'inertie des autorités sanitaires et du laboratoire Sanofi qui fabrique l'antiépileptique Dépakine.
Sanofi se défend
Interrogé sur la Dépakine, le laboratoire Sanofi nous a répondu dans un courrier détaillé de trois pages. En voici quelques extraits. « Dès les années 1980, les documents d'information concernant le médicament mentionnaient bien le risque tératogène (malformations congénitales) en cas de grossesse (...). Lorsque le risque de retards neuro-développementaux a été décelé, Sanofi a été particulièrement vigilant et proactif pour demander aux autorités de santé, dès le début des années 2000, la mise à jour des informations disponibles. (...) Sanofi a toujours, sous le strict contrôle des autorités de santé, respecté ses obligations d'information auprès des professionnels de santé et des patients (...). Des procédures d'expertises judiciaires sont en cours. Nous participons à ces expertises médicales et nous fournissons toute l'information nécessaire, afin que la justice puisse travailler sereinement sur ces sujets complexes ». Sanofi refuse catégoriquement « tout amalgame » avec l'affaire du Mediator. « Les situations ne sont absolument pas comparables (...) », insiste le laboratoire.
Un procès à Bobigny
Sept familles ont attaqué le laboratoire Sanofi devant le juge des référés du TGI de Bobigny. Une audience a eu lieu le 6 avril : le tribunal doit décider s'il nomme un seul et même expert pour les familles.
Nouveau Mediator ?
L'avocat qui suit les dossiers de la Dépakine, Me Charles Joseph-Houdin, est également celui qui a plaidé dans le dossier du Mediator. Avec, dit-il, « le même axe de défense » dans ce dossier de longue haleine : « Le laboratoire Sanofi adopte une position de déni de responsabilité, au moins aussi grave que celle de Servier pour le Mediator », commente-t-il, depuis Paris. Pour l'instant, quatre plaintes seulement sont enregistrées au pénal « pour ne pas surcharger les services du procureur de la République et éviter un blocage ». Treize procédures ont été engagées au civil. « Nous n'en sommes qu'au début. Il va y en avoir beaucoup d'autres. Aujourd'hui, la question qui nous préoccupe est l'indemnisation et la prise en charge des victimes de la Dépakine, qui sont majoritairement des enfants », précise l'avocat.
Les éléments de réponse de Sanofi
Qu'en est-il de la mise à jour du packaging et du nouveau logo de mise en garde sur les boîtes de Dépakine ? Pourquoi ce changement ? Quand prend-t -il effet ?
Une mention spéciale de mise en garde a déjà été ajoutée sur la boite du médicament pour compléter l’information. Elle est en place dans les officines pour les patients depuis début mars. Parallèlement, Marisol Touraine a indiqué au début du mois de mars, qu’un « pictogramme sera apposé sur les boîtes de médicament pour améliorer cette information ». A ce jour, nous n’avons pas d’autre information sur ce dernier dispositif qui relève de la responsabilité de l’Autorité de santé.
Cette mise à jour revient-elle à reconnaître que les mises en garde concernant la prise de Dépakine pour les femmes enceintes étaient jusque-là trop peu visibles ?
Dès les années 80, les documents d’information concernant Dépakine mentionnaient bien le risque tératogène (malformations congénitales) en cas de grossesse. Il était alors demandé aux femmes de prévenir, consulter leur médecin en cas de grossesse ou de désir de grossesse, l’objectif étant que le médecin puisse apprécier avec sa patiente, en fonction des risques connus, la situation et évaluer la nécessité de poursuivre ou d’adapter le traitement, sachant qu’une interruption brutale du traitement antiépileptique peut avoir de graves conséquences pour la mère et le fœtus. Lorsque le risque de retards neuro-développementaux a été décelé, Sanofi a été particulièrement vigilant et proactif pour demander aux autorités de santé, dès le début des années 2000, la mise à jour des informations disponibles. Ainsi, depuis 2006, est-il clairement indiqué que la Dépakine est déconseillée pour les femmes en âge d’avoir des enfants sauf en cas d’absence d’alternative parce que, au regard de la gravité de la maladie, certaines femmes ne peuvent rester sans traitement. A l’époque, l’Autorité de santé était seule décisionnaire concernant la mise à jour, dans les documents d’information à l’intention des professionnels de santé et des patients, des mises en garde relatives à l’utilisation d’un médicament tel que Dépakine. Par ailleurs, le Directeur Général de l’ANSM, Monsieur Dominique Martin, a eu l’occasion lors d’une conférence de presse le 30 novembre 2015 de rappeler les éléments suivants : « […] les praticiens sont les acteurs essentiels du dispositif. Il faut donc que nous utilisions vraiment toutes les voies d’information possibles : Internet, courriers d’information aux médecins dans certaines situations importantes, réalisées en collaboration avec l’industrie pharmaceutique mais sous notre contrôle, les médias. Mais tout cela n’est pas suffisant, comme vient de le montrer la question de la Dépakine (valproate de sodium) : nous avons mis en place, à la suite de l’arbitrage européen, de nouvelles conditions de prescription et de délivrance qui doivent être appliquées et qui seront opposables à partir de la fin du mois de décembre (2015). Ces conditions résident d’une part dans une primoprescription faite par un spécialiste neurologue, psychiatre ou pédiatre, et d’autre part dans un consentement cosigné par le patient et le prescripteur. Or nous venons de faire une enquête auprès des pharmacies pour préciser la mise en œuvre de ces nouvelles mesures, qui sont applicables depuis le mois de mai 2015. Et le résultat est édifiant : dans 94% des cas, ces nouvelles conditions de prescription et de délivrance, et notamment le consentement écrit, ne sont pas appliquées. Pourtant tout le monde est sensible au sujet, il y a une procédure en cours, et l’information ne peut avoir échappé aux médecins. Nous voyons donc que nos messages n’ont pas été intégrés alors que les praticiens ont reçu des documents les informant des nouvelles modalités de prescription. Nous avons là un vrai obstacle à franchir parce que cette situation n’est évidemment pas satisfaisante. La responsabilité de l’ANSM est engagée. Nous ne sommes pas allés jusqu’à interdire la prescription de la Dépakine chez les femmes enceintes parce que dans certaines situations il n’y a pas d’alternative. Il faut donc que nous mettions sur pied des solutions de coopération, d’échanges avec les praticiens pour que ces messages passent. […] »
De nombreuses procédures sont en cours contre le laboratoire, jugé responsable du manque d'information délivrés aux femmes sous Dépakine durant leur grossesse. Un commentaire ?
Nous comprenons la douleur des familles qui sont touchées, la difficulté de leur situation et celle de leurs enfants, leur besoin d’être entendues. Sanofi a toujours, sous le strict contrôle des Autorités de Santé, respecté ses obligations d’information auprès des professionnels de santé et des patients, concernant les possibles effets indésirables connus liés à l’utilisation de Dépakine (valproate de sodium), notamment en ce qui concerne la prise de ce médicament pendant la grossesse. Les conclusions du rapport de l’IGAS, publié le 23 février 2016, confirment ce point et indiquent que le Laboratoire a été particulièrement vigilant et proactif concernant la mise à jour des informations disponibles sur l’utilisation du valproate de sodium, dès le début des années 1980 pour la mention du risque tératogène (malformations congénitales), et dès le début des années 2000 pour le risque de retards neuro-développementaux. L’épilepsie est une maladie grave et complexe qui peut mettre en jeu le pronostic vital du patient. La prise en charge de l’épilepsie chez une femme enceinte est une question particulièrement délicate dans la mesure où l’interruption brutale du traitement antiépileptique peut entrainer une aggravation de la maladie chez la mère avec, notamment, le retour de crises épileptiques qui peuvent mettre en jeu la vie de la mère et/ou être préjudiciables au développement du fœtus. La prescription d’un médicament antiépileptique relève du choix du médecin. Celui-ci évalue la situation au cas par cas, en prenant en compte les bénéfices et les risques du traitement chez un patient donné. A ce jour, des procédures d’expertises judiciaires sont en cours afin de déterminer si le médicament est à l’origine des troubles des enfants et si les familles ont été informées des risques connus lorsque Dépakine a été prescrit. Nous participons à ces expertises médicales et nous fournissons toute l’information nécessaire, afin que la justice puisse travailler sereinement sur ces sujets complexes. Il ne nous appartient pas de les commenter. Toutefois, il peut être rappelé que ces procédures ont notamment pour but d’établir si une responsabilité pourrait être retenue dans ces différents cas particuliers à l’égard des différents acteurs du système de santé concernés. Sanofi a toujours assumé ses responsabilités et en fera de même en ce qui concerne Dépakine, si, parmi les différents acteurs de santé concernés par ces affaires, la responsabilité du Laboratoire venait à être finalement retenue. Cela étant, il convient de noter qu’en l’absence de responsabilité du Laboratoire et/ou des professionnels de santé, la loi Kouchner (concernant les aléas thérapeutique) prévoit la prise en charge de ces familles.
Les familles des "enfants Dépakine" réclament aujourd'hui la mise en place d'un fonds d'indemnisation, auquel abonderait le laboratoire. Sanofi serait-il prêt à y contribuer ?
En l’absence de responsabilité du laboratoire, il s’agit d’une question qui relève de la seule appréciation des Autorités de santé.
Pour les familles et leur conseil, on s'achemine vers une affaire aussi retentissante, voire davantage, que celle du Mediator. 135.000 femmes en âge de procréer étaient sous Dépakine en 2014. Quelle est la position de Sanofi par rapport à cette comparaison ?
Les situations ne sont absolument pas comparables et nous ne pouvons en aucun cas laisser faire ce type d’amalgame. Les conclusions du rapport de l’IGAS confirment ce que Sanofi a toujours dit, à savoir que le Laboratoire a toujours fait preuve de proactivité, sous le strict contrôle des autorités de santé, pour actualiser, en fonction de l’évolution des connaissances scientifiques, l’information sur les possibles effets indésirables liés à l’utilisation du valproate de sodium : dès le début des années 1980 pour la mention du risque tératogène (malformations congénitales), et dès le début des années 2000 pour le risque de troubles neuro-développementaux. Le rapport de l’IGAS souligne ainsi que « La mention des retards de développement n’est apparue dans le RCP (Résumé des Caractéristiques du Produit) français qu’en 2006, alors que le laboratoire l’avait proposée dès 2003 et que [la demande de modification du Laboratoire] a été retenue par d’autres pays dès 2003-2004 ». L’épilepsie est une maladie difficile à traiter, notamment en cas de grossesse ou de désir de grossesse. Dépakine est dans certains cas le seul médicament qui permet d’équilibrer le patient. Il ne s’agit pas d’un médicament de confort mais d’un médicament essentiel, désormais délivré sur prescription médicale initiale d’un médecin spécialiste, et nécessitant le consentement éclairé des patientes et pour lequel de nombreuses limitations des risques ont été mises en place depuis plusieurs années. Les extrapolations qui sont faites à partir du nombre de femmes en âge de procréer qui prendraient du valproate de sodium ne permettent pas d’avoir une vision réelle de la situation. En effet, ces données ne prennent pas en compte un certain nombre de paramètres, notamment si ces femmes utilisent une contraception efficace.
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