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Cursus spécifiques et suivi sur-mesure : universités et grandes écoles veulent mieux accompagner les « Asperger »
Philippe Escande
Alors qu’a lieu ce jeudi 2 avril la journée mondiale de sensibilisation à l’autisme, les établissements d’enseignement supérieur cherchent à mieux repérer et aider ces étudiants. Des cursus spécifiques se sont lancés.
Par Sylvie Lecherbonnier Publié aujourd’hui à 07h00
Face à la conseillère carrières de Grenoble Ecole de management, qui anime en cet après-midi de février un atelier sur le CV et la recherche d’emploi, François-Xavier, 32 ans, est dubitatif : « Qu’est-ce que je peux bien apporter à une entreprise ? » Le public de cet atelier n’est pas classique : les présents sont tous porteurs du syndrome d’Asperger, l’un des troubles du spectre de l’autisme, dont la journée mondiale est fixée ce jeudi 2 avril.
Ces étudiants sont inscrits dans la formation certifiante « data Asperger » qu’a mise en place l’école de commerce il y a deux ans, pour former des analystes de données et des développeurs. Des métiers qui demandent de la rigueur, des capacités d’analyse et de mémorisation. Les compétences phares des personnes Asperger.
Scolarité chaotique
Les cours ont lieu à la fois en présentiel et à distance, pour que chacun apprenne à son rythme. Des ateliers d’habileté sociale, un suivi psychologique et un stage sont aussi au programme de cette formation de dix mois, soutenue par la région Auvergne-Rhône-Alpes et par des entreprises qui accueillent les stagiaires.
« Je n’avais pas les codes, et je dépensais trop d’énergie pour compenser mes difficultés », Nadir Zaghlan, étudiant ingénieur
Quatorze étudiants de 18 ans à 43 ans composent la seconde promotion de ce cursus. Beaucoup ont des parcours atypiques. Certains n’ont pas le bac. Après une scolarité chaotique et dix années à donner des cours de musique, François-Xavier espère trouver un emploi stable avec cette formation. « Mon objectif principal pendant toutes ces années a été de m’adapter à la société », assure ce pianiste, qui a été diagnostiqué il y a trois ans et demi.
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Autre élève de la promo, Nadir Zaghlan raconte que ses études d’ingénieur ont été un calvaire. « J’avais beaucoup de mal à m’intégrer dans les travaux de groupe », dit-il, confiant être tombé en dépression à cette époque. C’est lors des stages que ses difficultés prennent de l’ampleur. « Toutes les stratégies que j’avais mises en place pour avoir l’air comme tout le monde ne fonctionnaient plus. Je n’avais pas les codes, et je dépensais trop d’énergie pour compenser mes difficultés. » Une fois diplômé, Nadir est devenu animateur d’un centre aéré pour enfants en situation de handicap, un milieu où il se sent plus à son aise. Il reprend confiance. Et décide de se faire diagnostiquer. Un parcours du combattant qui le conduit au certificat « data Asperger ». « C’est un soulagement de rencontrer des personnes qui possèdent les mêmes troubles que moi et de bénéficier d’une formation adaptée. »
Changer un néon
Handicap invisible, les troubles du spectre de l’autisme (TSA), de plus en plus détectés à l’échelle de la population, provoquent majoritairement des lacunes relationnelles et une hypersensibilité. Ils nécessitent une grande attention de la part des équipes éducatives. A Grenoble, la directrice de ce certificat inédit, Laurence Sirac, elle-même autiste Asperger, veille au grain. Le matin même, elle a fait changer en urgence un néon qui clignotait dans la salle de cours. « Une personne autiste est susceptible de traiter toutes les informations sensorielles au même niveau. Elle peut être mise en grande difficulté par cette simple gêne », souligne-elle.
« Aujourd’hui, certains étudiants autistes abandonnent leur cursus alors qu’ils sont très bons intellectuellement, mais ils n’ont pas les codes sociaux indispensables pour s’intégrer, explique le professeur de psychologie cognitive Patrick Chambres, responsable de la plate-forme universitaire de formation à distance au spectre de l’autisme. Il faut leur donner les moyens de les acquérir. Ils ont besoin de consignes explicites et d’un environnement prévisible. Demander à une personne de travailler telle notion pour demain n’est pas assez clair, par exemple. Il faut définir le temps à passer dessus. Une personne autiste ne trie pas les informations et s’attache aux détails. »
« Aller en amphi me donnait des crises d’angoisse. Il y avait trop de monde, le micro était trop fort, il y avait trop de lumière », Gabin Widendaele, étudiant
Le secret, pour favoriser la réussite de ces publics dans l’enseignement supérieur, tient en un mot : l’accompagnement. « Cela demande la mobilisation de toute la communauté éducative, une adaptation de la pédagogie et de l’accueil », remarque Julien Soreau, responsable du pôle diversité de l’EM Normandie et coanimateur du groupe handicap de la Conférence des grandes écoles. Cet accompagnement s’avère payant. « Nous avions cette année une personne autiste qui suivait le programme grande école de l’EM en formation continue – il avait entamé une reconversion après ses 50 ans. Il est venu nous voir au cours de son année de master 1, alors qu’il était sur le point d’abandonner. Il ne supportait plus le regard des autres et se sentait incompris des enseignants. Nous avons basculé sa formation en e-learning et je suis devenu son interlocuteur unique. Il est en train de terminer avec succès son cursus », raconte Julien Soreau.
Gabin Widendaele, lui aussi, a vu la différence. Etudiant à l’université d’Avignon, il a été diagnostiqué Asperger à 18 ans, mais n’a pas voulu le signaler à son établissement. « Aller en amphi me donnait des crises d’angoisse. Il y avait trop de monde, le micro était trop fort, il y avait trop de lumière », se souvient-il. Il enchaîne quelques semaines en licence « méthodes informatiques appliquées à la gestion des entreprises » (Miage), puis un semestre en philosophie, un semestre en physique, avant d’atterrir en licence information-communication. Il décide alors de contacter le relais handicap de son université, qui lui propose un régime d’études adapté. « Ça a tout changé, explique l’étudiant. Je suis dispensé d’assiduité au cours, je passe mes examens dans une salle isolée… J’étais en échec scolaire, je suis devenu l’un des meilleurs de ma promotion. »
Une « université Aspie-Friendly »
Pour passer à la vitesse supérieure, 16 établissements se sont fédérés en 2018 autour de « construire une université Aspie-Friendly » (le terme « Aspie » regroupe les personnes autistes sans déficience intellectuelle). Ce projet a reçu une dotation de 5 millions d’euros sur dix ans dans le cadre du programme « investissements d’avenir ». « Nous proposons une approche globale, de la préparation à l’entrée à l’université, en passant par les innovations et le suivi pédagogiques nécessaires, jusqu’à l’insertion professionnelle avec les entreprises partenaires », détaille Bertrand Monthubert, ancien président de l’université Toulouse-III, porteur du projet.
« Non, l’étudiant n’est pas malpoli. Ses troubles autistiques créent ces comportements qui peuvent sembler bizarres au premier abord », Ghislain Remy, de Paris-Saclay
L’accent a d’abord été mis sur la formation de la communauté universitaire et l’échange de bonnes pratiques. Un centre de ressources vient d’être mis en ligne, quelques jours avant la Journée mondiale de sensibilisation à l’autisme, le 2 avril. Près de 500 enseignants et administratifs ont été formés en 2019 aux particularités de l’autisme. L’université Paris-Saclay propose aussi aux personnels un kit de sensibilisation pour aider tout un chacun à se rendre compte des difficultés rencontrées par les personnes avec TSA. Le kit propose par exemple de se mettre dans une situation de « surcharge sensorielle », avec une tâche à effectuer dans un environnement stressant, assis sur un coussin piquant. « Il est important de soulever les incompréhensions qui peuvent naître. Non, l’étudiant n’est pas malpoli. Ce sont ses troubles autistiques qui créent ces comportements qui peuvent sembler bizarres au premier abord », insiste Ghislain Remy, chargé de mission handicap de l’établissement.
L’université Clermont-Auvergne, elle, a créé fin 2019 des « cafés Asperger » où se retrouvent chaque mois élèves, enseignants et personnels qui le souhaitent pour discuter de manière informelle des expériences de chacun, autiste ou non. « Pour diverses raisons liées au secret médical ou à une certaine réserve des personnes concernées, les étudiants autistes restent, à quelques exceptions près, invisibles et inaccessibles, alors même que c’est pour eux que nous travaillons », remarque Hélène Vial, maîtresse de conférences et référente « Aspie-Friendly » de cette université.
L’épidémie de coronavirus est venue chambouler tout ce qui avait été mis en place et fragiliser ces étudiants. A Grenoble, Laurence Sirac a immédiatement réagi : « Le changement de calendrier et de consignes génère un grand stress. Nous avons mis au point des outils pour accroître notre vigilance, même à distance. »
Sylvie Lecherbonnier