Rougeole, vaccination et autisme : la dispute qui enflamme l’Amérique
Le Monde.fr | 05.02.2015 | Par Stéphane Foucart et Gilles Paris (Washington, correspondant)
Vaccination contre la rougeole.
L’information aurait pu rester purement médicale, mais elle enflamme depuis quelques jours la presse et la blogosphère américaines. Fin janvier, les Centers for Disease Control and Prevention (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, CDC) américains annonçaient un inquiétant retour de la rougeole aux Etats-Unis, avec 102 cas recensés au cours du mois, répartis dans 14 Etats, la plupart issus d’une contamination intervenue en décembre dans un parc d’attraction californien. L’organisme de veille sanitaire annonçait également les chiffres pour l’année 2014 : 644 cas recensés sur le sol américain, un record depuis l’éradication de la maladie aux Etats-Unis en 2000.
Depuis cette date, le nombre de cas – tous importés – n’excédait guère la centaine chaque année. Selon les CDC, la cause principale de ce retour de la rougeole (qui touchait entre trois et quatre millions d’Américains par an dans les années 1960) est principalement dû à une baisse de la couverture vaccinale, légère mais suffisante pour permettre la circulation du virus. Une part croissante de la population est en effet convaincue que le vaccin Rougeole-Oreillons-Rubéoles (ROR) peut induire un développement de l’autisme chez les tout jeunes enfants. Une peur sans fondement scientifique, basée sur une étude publiée en 1998 mais retirée depuis et largement considérée comme erronée.
Nombre de cas de rougeole recensés sur le territoire américain depuis 2001. Les 102 cas de 2015 sont ceux comptabilisés pour le seul mois de janvier.
Une tournure politique
Le sujet a pris une tournure politique lorsque deux candidats potentiels du Parti républicain à l’élection présidentielle de 2016, le sénateur du Kentucky Rand Paul et le gouverneur du New Jersey, Chris Christie, ont indiqué, lundi 2 février, que les parents devaient avoir le « choix » de procéder ou non à la vaccination de leurs enfants. Une posture cohérente pour le sénateur, compte tenu de son ancrage idéologique libertarien, prompt à voir dans toute manifestation de l’Etat fédéral (comme l’obligation de recourir aux vaccins) une limitation des libertés individuelles. Une attitude plus surprenante de la part du gouverneur, qui avait par ailleurs imposé une quarantaine obligatoire pour toute personne ayant été en contact avec le virus Ebola en octobre. M. Christie est d’ailleurs revenu depuis sur ses déclarations, indiquant que ses propres enfants avaient été vaccinés « pour protéger leur santé et la santé de tous ».
Consternées par les prises de position de ces deux figures, de nombreuses personnalités républicaines ont multiplié, mardi, les déclarations en faveur de la vaccination, rejointes par la très conservatrice chaîne d’information Fox News, la présentatrice vedette Meygan Kelly se chargeant de rappeler l’utilité ponctuelle de « Big Brother » (c’est-à-dire l’Etat). Les démocrates ne sont pas en reste. Mardi, lors de son briefing quotidien, Josh Earnest, le porte-parole du président Barack Obama, a invité les Américains « à faire preuve de bon sens, à se fier à la science et à faire vacciner leurs enfants », notant que ce débat n’aurait pas pu se tenir si la rougeole n’avait pas été éradiquée aux Etats-Unis à la suite des campagnes de vaccination. Le même jour, Hillary Clinton déclarait sur son compte Twitter : « La science est claire : la Terre est ronde, le ciel est bleu et la vaccination fonctionne. Protégeons tous nos enfants. »
Erosion de la confiance
Selon le Pew Research Center, qui a rendu publique une étude le 2 février, 68 % des personnes interrogées sont pour la vaccination obligatoire. La catégorie de population la plus favorable à un libre choix des parents (41 %) est celle des personnes âgées de 18 à 29 ans qui n’a pas eu le rapport à la maladie des plus âgées (plus de 65 ans), qui sont au contraire les moins attachées à cette notion de choix (20 %). Les campagnes de vaccination contre la rougeole ont débuté en 1963. Les démocrates (76 %) sont plus favorables à la vaccination obligatoire que les républicains (65 %), alors que les deux camps étaient à égalité en 2009 (71 %).
L’érosion de la confiance remonte en réalité à 1998. Cette année-là, Andrew Wakefield, un médecin britannique, publie avec dix autres chercheurs, dans la revue The Lancet, un article prétendant avoir trouvé un lien causal entre le ROR et le développement de l’autisme. L’affirmation a cependant fait long feu. En 2004, une enquête journalistique de Brian Deer, publiée par le Sunday Times, avait montré que la publication était entachée de conflits d’intérêts non déclarés (le principal auteur avait secrètement reçu de fortes sommes en prévision de poursuites judiciaires lancées contre des firmes pharmaceutiques) et de manipulation de données… A la suite de ces révélations, les 10 coauteurs de M. Wakefield se sont désolidarisés de la publication et celle-ci a été formellement retirée par le Lancet.
Cependant, l’article a continué à circuler dans la blogosphère et les médias, alimentant dans le public la crainte d’un lien entre autisme et vaccination. Barack Obama lui-même, dans un discours prononcé en 2008 en pleine campagne présidentielle, avait tenu des propos ambigus sur le sujet, fondés sur la fameuse étude de M. Wakefield. « Le taux d’autisme a explosé. Certaines personnes soupçonnent que cela est lié aux vaccins, avait-il déclaré. Les études scientifiques sont peu concluantes, nous devons continuer les recherches. »
La situation aux Etats-Unis n’est d’ailleurs pas unique. Au Royaume-Uni, la publication de M. Wakefield a retenu une très large attention médiatique et a contribué à une très forte érosion de la couverture vaccinale. Dans un éditorial publié en 2011 tirant le bilan de l’affaire, le British Medical Journal notait que « les dommages pour la santé publique se poursuivent ». « Bien que les taux de vaccination aient légèrement augmenté depuis leur plus bas niveau d’environ 80 % en 2003-2004, ils sont toujours au-dessous du niveau de 95 % recommandé par l’Organisation mondiale de la santé pour assurer l’immunité grégaire, précisait la revue. En 2008, pour la première fois depuis quatorze ans, la rougeole était déclarée endémique en Angleterre et au Pays de Galles. »
Si le sujet est si sensible aux Etats-Unis, c’est que l’incidence des « troubles du spectre autistique » (autisme, syndromes de Rett et d’Asperger, etc.) y augmente de manière vertigineuse. Selon les dernières estimations des CDC, publiées en mars 2014, un enfant sur 68 est atteint de ces troubles du développement aux Etats-Unis, un niveau « 20 à 30 fois supérieur » à celui des années 1970. « Cela, c’est une réalité épidémiologique incontestable », dit le neurobiologiste Yehezkel Ben Ari, spécialiste de la neurogénèse et de l’autisme, distingué en 2009 par le Grand Prix de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Le lien avec la vaccination ne fait cependant pas partie des suspects. « Des causes possibles comme l’augmentation du nombre de césariennes de convenance ou les pollutions diffuses comme les pesticides sont au centre de nombreux travaux », précise-t-il.
En savoir plus sur
http://www.lemonde.fr/planete/article/2 ... HdeVrIA.99