Mon enquête ethnographique a été réalisée en grande partie dans un service de pédopsychiatrie parisien d'orientation psychodynamique. Les observations se sont déroulées pendant un an et demi (d'octobre 2002 à avril 2004). D'autres établissements accueillant des enfants autistes ont fait l'objet d'observations de plus courte durée. Certains adoptaient le programme Teacch, ou l'approche ABA. En tout, dix structures ont été explorées en France : six établissements publics (deux hôpitaux à Paris, quatre en province) et quatre établissements privés à Paris, dont deux hôpitaux de jour. Pour comprendre le fonctionnement du modèle auquel se réfèrent les associations françaises de parents d'enfants autistes, le département spécialisé dans les troubles envahissants du développement de l'hôpital Rivière-des-Prairies à Montréal a également fait l'objet d'observations (mai-juin 2005).
Le service parisien étudié adopte une approche d'inspiration psychanalytique, qualifiée de " psychodynamique ", qui fait appel à plusieurs professionnels (éducateurs, psychologues, orthophonistes, psychomotriciens, éducateurs) et à différentes interventions (psychothérapeutiques, éducatives, pédagogiques, sociales, sportives et culturelles). Ce dispositif vise, en principe, à mieux comprendre la vie mentale des enfants afin d'adapter les attitudes thérapeutiques. Le chef de service témoigne que, dans les années 1960 et 1970, tous les internes étaient attirés par la psychanalyse. Beaucoup partaient faire un stage chez Bettelheim et les textes d'Anna Freud et de Melanie Klein étaient très appréciés. Les points de vue, constate-t-il, ont beaucoup changé : " À la fin des années 1960 et 1970, les parents étaient tenus responsables des troubles de leurs enfants et l'idée était qu'il fallait séparer les enfants de leur famille. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas, mais d'autres excès conduisent vers le tout génétique, après le tout psychanalytique. " Pourtant, les référents psychanalytiques paraissent encore très présents dans la formation et les interprétations des psychiatres du service qui citent D. Meltzer, F. Tustin, D. Winnicott, E. Bick, L. Lebovici, G. Haag, J. Hochmann, D. Houzel.
Avant l'admission d'un enfant autiste, un choix préalable du psychiatre et de l'équipe est effectué lors de réunions internes. Les critères de sélection sont variés, mais l'argument principal des professionnels porte sur la priorité donnée à l'équilibre entre les enfants au sein de l'équipe. Les unités sélectionnent donc, en amont, les enfants susceptibles d'être admis. La présentation d'un nouvel enfant par le psychiatre qui dirige l'unité peut être un moyen d'orienter et d'influencer la vision des autres professionnels et de contrôler le recrutement des enfants. On observe un fort pourcentage d'enfants issus de milieux modestes ou défavorisés, pour la plupart immigrés, alors même que l'autisme touche toutes les catégories sociales.
Pourquoi cette concentration ? Une vingtaine d'entretiens avec des parents ont révélé que certains psychiatres conseillaient aux parents qui en avaient les moyens d'envoyer leur enfant dans une école privée plutôt que de l'inscrire dans un hôpital de jour, plus stigmatisant (mais sans frais pour les parents). Pour des raisons liées au manque de places, une sélection est pratiquée afin que les parents démunis puissent bénéficier d'interventions pour leur enfant. Dans ce cas de figure, ils n'ont pas le choix de la prise en charge. Par ailleurs, de plus en plus de familles, de milieu social moyen ou élevé, refusent d'envoyer leur enfant dans un hôpital de jour, considérant que la scolarité y est réduite à la portion congrue. Ainsi, la sélection des enfants autistes dans les hôpitaux de jour résulte, d'une part, du refus opposé par certaines familles et, d'autre part, de la sélection exercée par les psychiatres.
Des témoignages de parents (pas ceux du service étudié) ont cité le cas de psychiatres qui non seulement ne donnaient pas de diagnostic aux parents mais, quand ceux-ci allaient consulter dans des services d'évaluation qui le leur fournissaient, refusaient de remplir un formulaire de demande d'aide d'éducation spécialisée, au motif que " ces enfants ne devaient pas rapporter de l'argent aux parents ". Une sélection des aides par les assistantes sociales a également été signalée par certains professionnels. Ainsi, alors même qu'une loi prévoit des aides pour les parents qui ont un enfant présentant un handicap, certains professionnels de santé refusent de les leur proposer ou hésitent à le faire. Cette attitude semble marginale, mais elle a été rapportée plus d'une fois au cours des entretiens. Elle explique le besoin qu'éprouvent les parents de consulter différents professionnels, les aides nécessitant la caution d'un médecin.
Les réunions de synthèse sont des moments où se discutent l'historique et l'évolution d'un enfant, mais aussi le vécu et le comportement des parents, ainsi que leurs conditions de vie. La question des réactions des parents vis-à-vis de leur enfant (mais aussi des professionnels) est omniprésente : des jugements de valeur sont régulièrement portés. L'exemple de parents défaillants ou présentant des pathologies psychiatriques influence le positionnement des professionnels qui se méfient souvent, a priori, des propos de la famille.
Dans les établissements qui adoptent une approche psychodynamique, j'ai pu constater que la plupart des parents dont l'enfant était pris en charge n'avaient pas reçu de diagnostic. L'autisme était conçu par les éducateurs, psychiatres et psychologues comme une psychose très grave, qui laissait peu de chances d'évolution. Le terme d'autisme était d'ailleurs assez rarement employé, comme celui de handicap. Les psychiatres sont hostiles à l'usage de ce terme qui symbolise, pour eux, l'inéluctable. Au sein de l'équipe, les connaissances sur l'autisme paraissaient très fragmentaires et le diagnostic n'était souvent pas évoqué.
En comparaison avec un service pilote à Montréal, qui tente de développer des outils pour repérer les causes des " ruptures de fonctionnement " (par exemple, enregistrement de la fréquence cardiaque), les services qui adoptent une approche psychodynamique favorisent les interprétations qui portent sur les relations parents-enfants et produisent des jugements sur les compétences parentales. Hormis quelques exceptions, les réels échanges entre parents et psychiatres sont peu nombreux.
Le discours sur le partenariat est souvent démenti par les faits, même si la personnalité d'un psychiatre plus sensible au vécu des familles le rend parfois possible. Les réflexions des psychiatres, des psychologues, des éducateurs suggèrent souvent que le comportement des parents entrave le développement de l'enfant. Les parents cherchent à savoir ce qu'il faut faire à la maison, comment réagir à certains comportements de leur enfant qui agit parfois en tyran. Mais ils parviennent rarement à obtenir des réponses et des aides concrètes. Les professionnels s'attachent davantage à connaître le ressenti des parents pour anticiper leur découragement et leur désarroi, voire le danger que ceux-ci pourraient présenter pour leur enfant. Le psychiatre pose des questions sur leur réel désir d'enfant avant la naissance du bébé, la dépression ou non de la mère après la naissance, les réactions de rejet ou de violence...
Des parents qui jugent inutile de poursuivre des consultations au centre médico-psychologique font parfois l'objet d'un signalement. Une assistante sociale est envoyée à leur domicile pour réaliser une enquête.
Une mère d'un milieu social moyen ou supérieur, favorable à un traitement psychodynamique7, n'a pas le même vécu et, en retour, n'est pas perçue de la même façon par les professionnels qui devinent sa réceptivité. Dans un centre comportementaliste parisien, j'ai pu constater que l'alliance avec les parents est favorisée par le fait que ce sont des parents d'enfants autistes qui dirigent et gèrent le centre. En général, les parents eux-mêmes (de milieu favorisé) ont choisi la structure. Cependant, j'ai assisté au retrait d'une fillette de six ans par des parents qui estimaient que la rigidité avec laquelle était pratiquée l'approche ABA lui était néfaste. Non seulement elle ne progressait pas, mais elle était très fatiguée et leur paraissait malheureuse dans cet environnement.
Quelle que soit l'approche choisie, le partenariat affiché nécessite donc l'approbation sans condition des méthodes utilisées.
lorsque les méthodes utilisées ne produisent pas les résultats escomptés, ce sont aux parents ou aux enfants que l'on impute les échecs. Plutôt que de remettre en cause les thérapies, les comportements du patient et/ou de ses parents se voient stigmatisés, perpétuant ainsi l'idée que le handicap est un problème individuel auquel l'intervention des professionnels peut apporter des solutions.
Pour la majorité des psychiatres qui préconisent une approche d'inspiration psychanalytique, il s'agit de faire admettre aux parents qu'ils doivent se résigner au malheur et ne pas attendre de miracle. Pour les comportementalistes, il s'agit de trouver les outils pédagogiques permettant un apprentissage scolaire. Mais les difficultés rencontrées conduisent au même processus d'usure et de culpabilisation des parents. Ces derniers acceptent plus difficilement d'adopter les attitudes passives et résignées que nombre de professionnels attendent d'eux.
Être un « bon » parent d’enfant autiste, c’est accepter ce que les professionnels conseillent : il s’agit de leur faire confiance, ce qui nécessite parfois d’adopter leurs outils et leurs procédures (méthodes éducatives et comportementales) ou de se reposer complètement sur eux, en acceptant de suivre une psychothérapie sans chercher à savoir ce que fait l’enfant dans l’institution. Cette posture est de moins en moins tolérée par les parents qui vivent dans une société où les valeurs de l’autonomie et de la responsabilité imprègnent nos croyances et nos modes de fonctionnement