Ce « syndrome » n’a pas été nommé et proposé par Asperger lui-même. Lui, il parlait de « psychopathie autiste » et a observé des jeunes très différents les uns des autres (le pourquoi de « psychopathe », ce sera un sujet pour un autre jour, sinon on y passe la nuit). L’expression « syndrome d’Asperger » a été formée et diffusée par la psychiatre Wing, qui a fait pression dans les années 80 pour que ce nouveau diagnostic entre dans le DSM. Et ce n’est pas qu’Asperger avait décrit des enfants et adolescents présentant un autisme différent des patients de Kanner et établi lui-même une liste de caractéristiques correspondant au « syndrome d’Asperger » : non, il a eu tout type de patients (plus ou moins autonomes, verbaux ou non, etc.). Mais il a choisi (convictions personnelles ou contexte de purification nazie ou les deux) de décrire ses patients sous un jour plus positif, selon leur intelligence particulière et leurs capacités parfois hors-normes.
Lorna Wing n’était pas une personne diabolique. Elle a formulé l’idée de « spectre » dans l’autisme, le fait que l’autisme puisse s’exprimer de manières très diverses, et elle a retrouvé cette idée dans les travaux d’Asperger. Ses observations et revendications se basaient sur la vie avec sa fille autiste, qu’elle semble avoir bien traité, et sur des années de travail avec des enfants et ados autistes. Sa volonté était de pouvoir aider personnes autistes et parents d’enfants autistes, en permettant à davantage de personnes autistes d’accéder à une reconnaissance et des aides. Mais oui, sa justification pour le fait d’introduire un nouveau « syndrome » plutôt que de juste élargir la définition et les critères de diagnostic de l’autisme, c’était d’éviter la stigmatisation associée au terme « autisme » – toujours pour permettre à davantage de personnes ayant besoin d’aide d’obtenir un diagnostic, et permettre aux parents d’accepter ce diagnostic pour leurs enfants.
Parce que l’idée à l’époque, c’était que les autistes n’avaient pas d’âme, pas de personnalité, pas de capacités ; des coquilles vides qui ne pouvaient pas apprendre et qui étaient condamnés à être enfermés dans une institution toute leur vie. Être déclaré autiste, c’était presque une condamnation à mort : un refus d’humanité, un destin tragique, un fardeau pour les parents. Alors que les autistes « asperger », eux, étaient considérés comme ayant des capacités, pouvant travailler, et donc méritant des soins, de la liberté, et un accompagnement qui leur permette de développer leurs capacités.
Et ces idées ont perduré. Deux types d’autisme distincts, des autistes « supérieurs » à d’autres, des autistes cas désespérés et d’autres qui peuvent travailler et même être hyper-productifs et utiles au capitalisme. En théorie, cette distinction était posée sur la base de l’âge d’apparition du langage oral ainsi que sur des tests de QI. En pratique… ça ne fonctionne pas, ces catégories, et ça a surtout permis le développement de tout un tas d’idées reçues, fantasmes, représentations culturelles erronées, et autres préjugés nocifs pour toutes les personnes autistes.
La réalité vécue par les personnes autistes
Comme j’ai commencé à le dire dans la partie précédente – la patience, c’est pas mon fort –, les catégories ne correspondent souvent pas à notre vécu. Il y a de grosses différences entre personnes autistes, leurs vécus, leur quotidien, leurs capacités et difficultés, oui – mais ça ne correspond pas aux catégories « autisme asperger » vs « autisme de kanner », « autisme léger » vs « autisme lourd » ou encore « autisme de haut niveau » vs « autisme de bas niveau ».
Par ailleurs, le diagnostic médical fixe des observations d’un moment T comme si elles étaient l’essence de la personne, sans prendre en compte les fluctuations dans le temps ni l’influence de l’éducation, l’environnement, les opportunités données, sur le développement des capacités et l’épanouissement de la personne autiste. Enfin, on nous considère comme plus ou moins « fonctionnel » selon des grilles d’interprétation normées, contextuelles, et validistes : par exemple, des tas d’autistes (souvent des hommes blancs) considérés comme « hautement fonctionnels » et donc « asperger » maintenant qu’ils travaillent dans les entreprises de la Silicon Valley ou autre travail informatique et dans un milieu qui s’en fout de leurs bizarreries comportementales auraient pu être considérés comme des cas désespérés, asociaux, incapables de communiquer, et sans capacité utile, dans une ère où internet et l’informatique n’étaient pas aussi développés et valorisés.
Nos capacités sont souvent contrastées, pas forcément liées entre elles, fluctuantes au cours de notre vie et selon notre énergie (surtout si ce sont des capacités apprises à force de compensation, camouflage et investissement de nos intérêts spécifiques), et dépendantes de si le contexte est favorable à leur développement et leur maintien ou pas (plein de mecs autistes – et pas autistes, d’ailleurs – professionnellement brillants parce que, c’est pratique, leur maman et/ou leur compagne s’occupe de leur survie quotidienne, leur confort physique et émotionnel, leur promotion et leurs contacts sociaux). Scientifiquement, il n’y a pas de définition de ce qui constituerait des « niveaux d’autisme » (en anglais, les « étiquettes de fonctionnement »).
La perspective anti-validiste
Voilà, on y arrive. Oui, c’est validiste de vouloir déterminer des niveaux d’autisme en fonction d’une intelligence supposée, d’un niveau d’autonomie – selon une certaine définition de l’autonomie –, d’une certaine manière de mouvoir son corps, et de la capacité à s’insérer dans le monde scolaire et professionnel normé.
Mais en fait… beaucoup de personnes ont des valeurs validistes (capitalistes, libérales). Beaucoup de personnes, y compris de personnes autistes elles-mêmes, sont totalement en accord avec le fait de dire qu’il y a des personnes plus ou moins autistes et plus ou moins humaines. Des personnes à plaindre, à priver de liberté (les institutions), à soumettre à des traitements maltraitants, et dont éviter l’existence (lobbying pour des tests prénataux, tests médicamenteux douteux), et des personnes qui, elles, ont une différence enviable, voire salvatrice pour l’humanité, et qu’on ne devrait pas ranger dans la catégorie des troubles. Beaucoup de personnes qui pensent défendre les autistes, en mettant en avant nos « capacités spéciales », notre « intelligence particulière », nos qualités morales essentialisées et idéalisées (paraît qu’on serait toustes fondamentalement honnêtes, fidèles, altruistes, révoltés par l’injustice, dénués de biais – ce serait chouette, mais c’est faux), et surtout notre employabilité particulière (on travaille par passion et pas pour l’argent ! On est super-doués en technologie ! On est capables d’être en hyperfocus pendant des heures ! On est super ponctuels et on adore suivre les règles !) (encore une fois, non), recréent de même des hiérarchies de valeur pour nos existences selon qu’on peut se plier ou non au système capitaliste, et en réduisant nos individualités riches, complexes et diverses à un stéréotype objectifiant.
Moi, non, je ne me reconnais pas dans ces valeurs-là. Que je considère que l’autisme soit handicapant à cause de la société inadaptée ou handicapant et douloureux en lui-même, ça ne change rien au fait que pour moi, tous les êtres humains ont la même valeur et les mêmes droits. Je ne classe pas les personnes comme ayant plus ou moins de valeur selon leur productivité dans le système capitaliste, ni leur « autonomie » comme définie par le système capitaliste et libéral. Du coup, mon argument principal pour ne pas utiliser cette appellation d’« asperger », c’est que c’est incompatible avec la vision du monde anti-validiste et anti-capitaliste que je défends.
J'ai mis en gras ce que, moi-même, je trouvais convaincant et rejoignant mes propres idées.