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par Jean » dimanche 23 février 2020 à 22:12
lemonde.fr
Le robot, fidèle compagnon du recruteur
De plus en plus d’entreprises ont recours à l’intelligence artificielle et à la vidéo dans leur processus de recrutement. Cependant, les responsables des ressources humaines avancent à tâtons et limitent leurs expérimentations à la collecte des CV.
Par Anne Rodier Publié hier à 09h24, mis à jour à 05h49
« Bonjour, je suis Luc. Quel métier cherchez-vous ? Dans quelle ville ? Quel type de contrat ? Télécharger votre CV. Qu’est-ce qui vous motive le plus ? » Luc n’appartient à aucun cabinet de recrutement, il n’est pas non plus directeur des ressources humaines. C’est un robot.
Il a posé au chttps://forum.asperansa.org/index.php?sid=d32386bda5e464d5468b0540d383482candidat les questions que lui avait confiées un employeur de la grande distribution. L’entretien a tout balayé : les caractéristiques du poste, la connaissance du métier et la motivation. Quelques minutes plus tard, il validait la candidature : « Nous confirmons que votre profil correspond à nos attentes sur ce poste. »
Embauché en huit minutes par un chatbot ? Pas du tout, mais présélectionné certainement par cet animal virtuel, fidèle compagnon du recruteur, qui apparaît sur le site de l’entreprise sous forme de bulle « pop-up » pour poser ses questions.
Luc est un recruteur junior. Il vient tout juste de fêter son premier anniversaire : il a été créé début 2019 par l’éditeur français Easyrecrue, qui intervient anonymement sur les sites des entreprises. Sa mission est de vérifier la conformité des profils demandés avec ceux des candidats, de lever les ambiguïtés sur le niveau de langue par exemple, les incohérences entre les compétences déclarées et la formation inscrite sur le CV alors qu’un candidat sur deux arrange son profil.
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« Il n’y a pas d’intelligence artificielle [IA] complète en France. On reproduit certaines tâches, mais pour la prise de décision, ce ne sont que des programmes tests qui donnent des suggestions », affirme Yves Loiseau, le directeur pour l’Europe du Sud de Textkernel, leader dans l’IA du recrutement. Celle-ci intervient à différentes étapes du processus d’embauche, principalement lors de la collecte des candidatures. Les éditeurs de solutions algorithmiques Easyrecrue, Textkernel, Talentsoft, Oracle, SAP, Cornerstone, Jobijoba,… proposent aux entreprises des « briques » d’IA. Le chatbot est l’une d’entre elles.
« Pénurie de compétences »
Au cabinet d’audit Mazars, Sam, plus jeune que Luc, est déjà recruteur confirmé. Il analyse le langage naturel, le CV, et propose en quelques secondes les offres d’emploi correspondantes. Il est ce qu’on appelle un chatbot apprenant.
« Aïe, je ne comprends pas », reconnaît-il parfois. « Au tout début, il ne distinguait pas le bon “conseil” d’ami, du métier du conseil, se remémore Célia Lenormand, du service ressources humaines (RH) de la société. Il ne savait pas non plus ce qu’est un BTS. Il a fallu beaucoup de temps pour tester les questions, les paraphrases, repérer ses incompréhensions. Aujourd’hui encore, l’équipe projet se réunit chaque mois pour lister les nouveaux mots que Sam doit apprendre. »
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Dès 2017, à l’émergence de ces nouveaux outils, Mazars avait eu, comme beaucoup, l’ambition d’être précurseur. Un premier Sam avait été créé, mais il ne savait que donner de l’information. Depuis juin 2019, sa nouvelle version intègre une combinaison d’algorithmes développée par Jobijoba, appelée CV Catcher, adaptée aux données du cabinet d’audit.
« Une nomenclature de mots-clés sur les métiers, leurs synonymes et les compétences comportementales présentes dans les fiches des postes de l’entreprise a été établie, ainsi qu’une liste de questions et 340 réponses segmentées par profil de candidat, pour répondre différemment aux stagiaires, aux diplômés ou aux profils très expérimentés », raconte Mme Lenormand.
Aujourd’hui, ce n’est plus le candidat qui cherche l’offre, mais Sam qui relie les CV aux offres à partir des données intégrées par la RH avec Jobijoba. Cela a permis au cabinet d’augmenter le volume de candidatures de 24 %, de faire gagner une heure par mois aux équipes des ressources humaines, et de réduire de 20 % le nombre de CV écartés.
La formule séduit. CV Catcher a déjà été adopté par une soixantaine d’entreprises dont Orange, Bouygues construction, Capgemini, Crédit du Nord, Décathlon, Intermarché, Keolis, Société générale, SFR et Thales.
Personne ne recense toutefois le nombre d’entreprises en France qui recrutent avec des robots. A écouter les DRH, « toutes ont des robots recruteurs, ou aucune n’en a », affirme Jean Pralong, professeur de gestion des ressources humaines à l’Ecole de management de Normandie. Toutes, quelle que soit leur taille, s’y intéressent car « dans un marché de pénurie de compétences, c’est celle qui répond le plus vite et de façon la plus personnalisée qui recrute le bon candidat », estime Valérie Le Boulanger, la DRH du groupe Orange.
Mais chacun tâtonne. « Il y a une sorte d’injonction à l’utilisation de l’IA. Les grandes entreprises considèrent qu’elles doivent en passer par là, pour leur image, pour attirer les hyperconnectés, mais elles sont en mode expérimental permanent. Elles font appel à des start-up pour tester les outils », explique Frédéric Guzy, le directeur général d’Entreprise & Personnel, spécialiste du conseil en RH.
« Je trouve cela dangereux »
Chez Orange, « on regarde tout ce qui se passe avec pragmatisme. Mais on ne veut pas jouer les apprentis sorciers. D’où notre vigilance sur la maturité technologique des solutions », souligne Mme Le Boulanger. La cartographie de toutes les compétences du groupe a été confiée à Talentsoft et la recherche de candidats externes à CV Catcher.
« Chaque personne aspire à avoir une réponse sur mesure : l’IA y participe et avec CV Catcher, le contact est instantané et personnalisé. Mais, pour la suite du processus, ce sont nos conseillers recruteurs qui reçoivent les candidats », insiste la DRH. La décision reste entre les mains des responsables RH.
LVMH qui recrute quelque 15 000 personnes par an en France affiche la même prudence. « Je ne crois pas du tout à l’automatisation », tranche Chantal Gaemperle, la DRH. Mais le groupe de luxe a très tôt multiplié les partenariats avec les éditeurs de solutions numériques. Il a été le premier partenaire français de LinkedIn pour collecter des profils. « Nous avons noué un partenariat avec Easyrecrue pour que les jeunes puissent envoyer leur CV en vidéo, mais nous avons stoppé la deuxième version, qui proposait d’analyser l’entretien vidéo. Je trouve cela dangereux », prévient-elle.
En novembre 2019, une étude de Jean-François Amadieu avait soulevé un vent de panique chez les clients d’Easyrecrue, l’éditeur ayant été pris en exemple ainsi que l’américain Hirevue. Le sociologue, professeur à Paris I, alertait sur les risques de travers des entretiens filmés et de leur analyse par l’IA.
Quand un recruteur consulte les vidéos, « les biais sont considérables, puisque c’est la communication non verbale des candidats (physique, voix, gestes, look et même maquillage) qui va influencer, sans qu’il s’en rende compte, son jugement », relève l’universitaire. « Imagine-t-on sans rire qu’une femme enceinte ou obèse, qu’un homme de couleur de peau noire aura plus de chance ainsi [avec un entretien vidéo] qu’en envoyant un CV ordinaire ? », poursuit-il.
Le fantasme du Terminator-recruteur
Les risques de dérapages sont tout aussi importants avec l’IA. Même si l’analyse des entretiens vidéo par l’IA d’Easyrecrue est limitée à deux aspects : tout ce que dit le candidat, et tout ce qui est lié à la prosodie. En effet, le candidat a trente secondes pour répondre à chaque question et l’algorithme analyse la richesse du vocabulaire, la syntaxe, les mots parasites, les hésitations.
« Le candidat qui utilise plus de mots que la moyenne remonte en tête de liste sur le site [avec un classement par un code couleur vert, orange, rouge]. En revanche, un silence de plus d’1,5 seconde peut illustrer un manque de maîtrise du sujet. » Ce qui discrimine de fait un candidat bègue. « Un fonctionnement anormal déclenche l’interruption de l’analyse et le profil du candidat est enregistré à part », se défend François Vimond, responsable de production d’Easyrecrue.
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« On ne s’intéresse pas à la vidéo en tant que telle », affirme, lui, Mickael Cabrol, le fondateur et PDG de l’éditeur. Pour lui, elle remplace la présélection téléphonique avec l’objectif de valoriser la compétence sur le diplôme ou l’école d’origine.
Chez Manpower, les intérimaires ont eu du mal à accepter qu’un algorithme analyse leur propos, leur posture, le nombre de sourires. Dans la première phase de la mise en place de la « digital room » en 2017, ils refusaient de parler à l’avatar : « Qu’est-ce qu’on va faire de mes données ? », interrogeaient-ils. « Il a fallu un travail pédagogique pour faire accepter le robot, explique Alain Roumilhac, président de ManpowerGroup France. Et côté entreprises, on a dû élaborer un petit dictionnaire des mots les plus pertinents pour exprimer les compétences et leur environnement, car les premiers paramétrages ne ramenaient pas les bons candidats. Les algorithmes sont des systèmes sophistiqués qui demandent à être ajustés. »
Le fantasme du Terminator-recruteur a rapidement disparu. Il y a trois ans, pour faire passer les entretiens d’embauche, L’Oréal, Ikea, Pepsi, Auchan, Castorama avaient eu recours à la sémillante DRH virtuelle Vera, un avatar créé par la start-up russe Stafory et doté de reconnaissance vocale. Ils ont renoncé, l’algorithme amplifiant les discriminations.
« Cela nous a permis de nous poser les bonnes questions, explique Natalia Noguera, responsable de l’acquisition des talents de L’Oréal. La conclusion étant que la décision du recrutement doit rester aux mains des humains. Le succès de l’IA ne s’arrête pas à la qualité des solutions techniques, mais à la bonne collaboration des équipes. » L’IA ne fait que ce que les hommes en font.
Anne Rodier
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