Le coronavirus met à jour un besoin urgent de relocaliser
Simon Jenkins
Vendredi 20 mars 2020
https://www.theguardian.com/commentisfr ... r-localism
Au plus fort du blitz en 1941, le ministre travailliste Ernie Bevin détestait à tel point un homme politique du nom de William Beveridge, qu’il s’est débarrassé de lui en écrivant un rapport sur l’assurance nationale. Sous les bombes, Beveridge, en colère, a proposé un « gouvernement providence » intégral pour après la guerre, avec la sécurité financière « du berceau à la tombe ». Personne n’a paru faire attention au coût. On était en guerre. Le reste appartient à l’histoire.
Il n’y a plus de guerre aujourd’hui, seulement des politiciens qui adorent comparer leur rôle à ceux de leurs équivalents à l’époque du blitz. Mais toute crise est une occasion. Qu’est-ce qui pourrait sortir de la crise du coronavirus, au même niveau que Beveridge ?
L’état providence n’a pas les moyens de faire face à une pandémie ou à un traumatisme économique. Le gigantisme de son système de santé et la pesanteur de son régime de prestations sociales le freinent et le rendent souvent inhumain. Les citoyens privés sont obligés d’utiliser la technologie pour se rabattre sur des formes de solidarité qui, sans cela, seraient étrangement médiévales. Il y a dans ma rue un groupe WhatsApp pour aider les personnes âgées confinées chez elles. Un pub du Gloucestershire livre ses boissons et de la nourriture à domicile. Un fermier du Devon propose des produits en drive-in, avec des cours de danse bénévole, coiffure et crèche.
Ces exemples, et des milliers d’autres initiatives s’efforcent de soulager la détresse, la solitude et, dans de nombreux cas, la ruine financière. Mais la disparition ces dix dernières années de tout ce qui est vital dans les quartiers britanniques constitue un handicap : les rues commerçantes, les postes de police, les banques, les bibliothèques, les centres de jeunes, les hôpitaux de jour et les hôpitaux communautaires. Les gens ont été renvoyés de force vers leurs voisins, devant faire avec la géographie. Quand le système échoue, la géographie compte. On ne peut pas vous empêcher de descendre la rue. Pas encore.
Beveridge voulait un état qui procure à qui en avait besoin de l’argent et des soins. Mais il écrivait à une époque où ses bénéficiaires s’appuyaient aussi sur un bon voisinage institutionnel. Aujourd’hui cela n’existe plus. Nous avons besoin de centres d’examens locaux, d’un approvisionnement alimentaire local, d’une aide aux personnes âgées locale, d’une assistance à l’emploi locale et, par-dessus tout, d’une direction locale. A la différence de l’Europe continentale, le Royaume-Uni ne compte presque pas de maires, d’administrateurs publics connaissant leurs clients. Ils sont remplacés par des bureaucrates distants, qui brandissent des formulaires.
Le plus crucial à l’heure actuelle est la sécurité alimentaire. Les rues commerçantes ont vu fermer leurs boutiques à une vitesse alarmante. Dieu sait ce qui restera quand le virus cédera du terrain. Les détaillants en alimentation dans notre pays s’appuient sur des chaînes d’approvisionnement privées, et celles-ci, comme le montre un nouveau livre, Nourrir la Grande-Bretagne, de Tim Lang, sont extrêmement vulnérables aux chocs à court-terme. La moitié de l’alimentation anglaise vient maintenant de l’étranger, nous dit Lang, notamment 90 % des fruits et légumes. Les rouleaux de papier toilette disparaissent en premier, et ensuite ?
Un nouveau Beveridge n’hésiterait pas à se confronter aux lacunes de la cohésion sociale révélées en ce moment par le coronavirus. Les composants d’un « village » sont importants – que ce soit un hameau, place du marché ou rue citadine – et ne sont pas binaires. Ils ne sont pas conditionnés par un état corporatiste d’un côté, et par le libre-marché capitaliste de l’autre. Un échelon intermédiaire « d’association » a été arraché, les entreprises, les rencontres et les activités qui mettent de l’huile dans les rouages de la vie communautaire. Comme Robert Putnam l’écrivait à propos des Etats-Unis, l’Angleterre aujourd’hui « joue seule aux quilles ».
Apparemment, la théorie du bonheur est à la mode. Mais elle est rarement liée au local. Le local paraît prosaïque. Son intérêt s’effrite, face au bulldozer fonçant droit sur sa cible de l’état central de Beveridge. Je suis sûr que la campagne du NHS (système de santé national) pour fermer les hôpitaux communautaires, comme celle du Home Office pour remplacer les postes de police par des voitures de patrouille, ont réussi tous les tests de qualification. Personne n’a pris en compte l’insécurité nue qui en a résulté pour les communautés. Tout ce qui ne se quantifie pas dans nos gouvernements modernes n’est pas enregistré.
Fermez un pub dans une rue principale et c’est un problème en moins. Fermez le dernier pub, et la rue perdra son coeur. Les pubs anglais ferment au rythme de 900 par an. On construit par-dessus un terrain de jeu, quel dommage. Mais quelques 700 terrains ont fermé ces dix dernières années, et les taux d’obésité ont monté en flèche. 5 000 églises de paroisse se dressent, virtuellement vides. On ne sait pas quoi en faire.
Comme une brique qu’on enlève à un mur, chaque fermeture peut représenter une économie. Mais fermez-les toutes et l’association locale s’effondre. Nous perdons là ce que de Tocqueville appelait « la science-mère » de la démocratie : « l’esprit d’association ». Son absence transforme les nations en états « atomisés », vulnérables au populisme autocratique.
Pour l’heure actuelle, le gouvernement anglais envoie les troupes au front. Il renonce aux impôts et aux loyers, offre des primes et des prêts. Il avance même d’un pas hésitant là où auparavant il craignait de marcher, vers les espèces en caisse « hélicoptère », ou « l’assouplissement quantitatif pour les gens». Ceux qui parmi nous proposaient cela pendant la crise de 2008 étaient tournés en ridicule, pour vouloir imprimer de la monnaie et « la donner à n’importe qui ». Tel qu’il était, le QE (Quantitative Easing = assouplissement quantitatif) a disparu entre les dents des banques. A présent, même Donald Trump en est partisan, alors qu’il offre 1 000 $ en chèques aux familles.
Ce n’est que du court terme. Je crois qu’un nouveau Beveridge pourrait, comme le fit l’ancien, sortir nos esprits de notre présent de traumatismes et regarder en direction du futur. Il demanderait quels sont les composants essentiels de ce que nous entendons par communauté, qu’elle soit entreprise privée ou publique, commerçante, médicale, de loisir ou culturelle. Il prendrait en compte le type de soutien de régulation ou de finance dont elle aurait besoin pour maintenir en vie les communautés en tant qu’entités sociales. Comme on dit de nos jours : quelles sont ses vraies valeurs fondamentales ?
Le gouvernement anglais est déjà en train de réunir les « biens publics » que nous devons attendre – et subventionner – des fermiers, au lieu de la politique agricole de l’Europe. Ils identifient les oiseaux, abeilles, sols, arbres, haies, ruisseaux, même la beauté. Mais si les oiseaux et les abeilles méritent une protection aussi rapprochée, pourquoi pas l’environnement des êtres humains ? Que dire des « biens publics » qui sont contenus dans les petites et grandes villes ?
Apparemment, notre gouvernement accorde de la valeur aux institutions de la nature, non à celles de l’humanité. Lors de la dernière grande crise, on nous a livré le plan d’un état providence. Aujourd’hui, nous avons besoin d’un plan pour la providence des communautés, et c’est encore autre chose.
• Simon Jenkins est chroniqueur au Guardian.