Pourquoi n’avons-nous plus le temps?
Plus la technologie nous en fait gagner, moins nous avons l’impression d’en avoir. Explorons ce paradoxe temporel avec trois chercheurs – et un conseil paradoxal
À l’heure qu’il est, tout le monde l’aura remarqué: le temps n’est plus tout à fait ce qu’il était. On ne parle pas ici de changement climatique, du temps météorologique qu’il fait dehors. On parle du temps chronologique: celui qui passe et qui s’écoule, justement, d’une façon qui ne semble pas la même qu’autrefois.
Le phénomène ne date pas de la semaine passée, ni même de l’avènement de nos sociétés numériques. Dans une nouvelle mémorable intitulée «Walter» et incluse dans le recueil Il nuovo che avanza, l’écrivain italien Michele Serra imaginait, en 1989, le «temps multiplié par des millions de personnes» qu’on «passe, confus, devant les étagères» d’un supermarché où trônent 64 marques de dentifrice différentes, «en tentant vainement de décider laquelle acheter». Le héros de la nouvelle concluait: «Je n’ai plus le temps.» Et il devenait fou.
L’écrivain établissait là, par la fiction, un lien entre la perception du temps et celle des choix – existentiels ou pas – auxquels nous sommes confrontés. Un lien sur lequel se penchent, un quart de siècle plus tard et en plein âge numérique, Frédéric Kaplan, titulaire de la chaire de digital humanities à l’EPFL, Jordan Etkin, chercheuse états-unienne en marketing, ainsi que le poète et essayiste new-yorkais Kenneth Goldsmith. Prenant le sujet à contre-pied, ce dernier est en train de donner à ses étudiants un cours les incitant à «perdre du temps sur Internet»… Voyons un peu.
Je suis tout et son contraire
«C’est un phénomène paradoxal. Nous sommes de plus en plus efficaces, nous avons plein d’outils qui nous font gagner du temps, nous avons potentiellement plus de temps libre que nous n’en avons jamais eu. En même temps, nous avons un sentiment très fort de manque de temps, comme le soulignait le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa dans son livre Accélération», relève Frédéric Kaplan, professeur en humanités numériques à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.
Pourquoi avons-nous cette perception? «Nous avons perdu ou abandonné l’idée, qui paraissait évidente il y a quelques décennies, selon laquelle nous travaillerions toute notre vie dans la même entreprise, nous aurions toujours la même religion, nous serions inscrits dans une trajectoire allant d’un point A à un point B… Aujourd’hui, il y a une tendance généralisée à se demander: suis-je en train de faire la meilleure chose pour moi? N’aurais-je pas meilleur temps d’en faire une autre? Comment optimiser mes possibilités? Potentiellement, je pourrais être tout et son contraire, alors je me dis que je dois pouvoir être tout…»
L’effet est double: «D’un côté, c’est une libération, parce qu’une trajectoire linéaire n’est pas forcément le modèle de vie le plus riche et le plus plein qui soit. D’autre part, c’est un gros stress. Si demain je peux être quelque chose de différent de ce que je suis, eh bien, il faut que je puisse tout saisir dès aujourd’hui – et ce n’est pas possible. Comme j’ai l’impression d’avoir sous le nez les outils pour approcher cette possibilité, mais qu’elle m’échappe, il en résulte un sentiment de manque de temps.»
Notre existence et chacun des actes qui la composent formeraient désormais, à nos propres yeux, un nuage de possibilités plutôt qu’une trajectoire linéaire. L’impression de manque de temps viendrait de là: du fait que «nos vies ne sont plus inscrites dans de grandes narrations». La fin de ces dernières, c’est ce que dans les années 1980 on appelait «postmodernité»… «Aux XIXe et XXe siècles, les grands récits étaient au centre de tout. On disait: demain sera différent; je suis pauvre, demain je serai riche; nous sommes opprimés, demain nous serons libres; tout cela se fera, avec le temps… Le temps était une promesse narrative», reprend Frédéric Kaplan. C’est au moment où cette vision de l’histoire entrait en crise qu’apparaissaient «l’information en continu et la narration sans fin des séries télé».
La couverture médiatique de la première guerre du Golfe, Twin Peaks, Internet: autant de balises, donc, d’un rapport entre le temps et la narration qui est forcément en train de se réinventer. Impossible, en effet, pour notre esprit d’appréhender le temps sans le cheviller à une forme de récit.
Le temps à l’épreuve du choix
L’âge numérique ouvre donc sous nos yeux l’éventail infini des chemins qu’on pourrait prendre, mais il nous confronte en même temps à l’impossibilité d’emprunter toutes ces voies: ce double mouvement génère l’impression de ne plus avoir le temps pour rien… Mais le lien entre la perception du temps et l’éventail des choix est, en réalité, bien plus étrange et plus profond. C’est ce que vient de montrer une
étude réalisée par trois chercheurs en marketing, Jordan Etkin (Université Duke à Durham, Caroline du Nord), Ioannis Evangelidis (Université Erasme de Rotterdam) et Jennifer Aaker (Université Stanford à Palo Alto, Californie). Leur point de départ: le constat qu’«on sait peu de chose sur ce qui affecte le sens subjectif du temps chez les gens».
A paraître dans le Journal of Marketing Research, l’étude annonce sa conclusion dès son titre: «Pressed for Time? Goal Conflict Shapes How Time Is Perceived, Spent, and Valued» («Pressé par le temps? Le conflit entre objectifs façonne la manière dont le temps est perçu, utilisé et évalué»). En clair: toutes les situations où nous devons choisir entre des objectifs contradictoires (manger sain ou se faire plaisir à table sans entraves, par exemple) seraient perçues par notre esprit comme des problèmes de manque de temps – même lorsque, a priori, elles ne le sont pas. Autrement dit: chaque dilemme (achèteriez-vous une voiture sécuritaire mais polluante ou une voiture écologique mais plus dangereuse?) déclenche chez nous l’impression que notre temps se rétrécit. Confirmation expérimentale, par les sciences sociales, du problème de dentifrice évoqué plus haut.
Que faire? La solution proposée est tellement facile que c’en est presque embarrassant. Vérification faite auprès des sujets de l’expérience, Jordan Etkin et son équipe notent en effet que «lorsque le conflit entre des objectifs contradictoires est perçu comme étant intense, respirer lentement et profondément semble être une manière simple de restaurer le sens du temps». Inspirer, expirer: unité basique du temps vécu…
Qui perd gagne
En décembre 2014, le poète Kenneth Goldsmith défrayait quelque peu la chronique en annonçant que son prochain semestre en tant que professeur à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie s’intitulerait «Wasting Time on the Internet» («Perdre du temps sur Internet»). Un titre ironique? Renseignements pris auprès du principal intéressé, il se trouve que non: c’est parfaitement sérieux.
«J’en avais marre de lire tous ces articles et ces livres sur le fait que le Web nous rend plus bête», raconte Kenneth Goldsmith au téléphone. Pendant trois heures par semaine, le professeur demande à ses étudiants de naviguer sur la Toile sans but, puis de produire des textes littéraires avec les matériaux trouvés. La moisson disparate de fragments, de bribes et de scories récoltés pendant une flânerie en ligne incarnerait en effet de manière emblématique notre expérience, notre manière d’être au monde, notre façon de créer à l’âge numérique.
«On peut remonter à Baudelaire, à Walter Benjamin, aux surréalistes. En fait, d’une façon assez étrange, c’est comme si toute l’histoire du modernisme au XXe siècle avait anticipé la condition numérique», reprend Kenneth Goldsmith. L’éloge de la perte de temps comme moteur de la création a en effet un pedigree. Dans
un article pour le magazine The New Yorker , le poète rappelait ainsi l’enthousiasme des surréalistes pour les états psychiques situés «au crépuscule entre la veille et le sommeil», ainsi que l’appel d’André Breton en faveur d’une philosophie somnambule. Cet idéal, avance Kenneth Goldsmith, «a été pleinement réalisé par les technologies d’aujourd’hui».
Comment? «Nous pouvons lire tous les livres, voir tous les films, écouter tous les disques dont nous pourrions rêver, via notre ordinateur. Nous sommes devenus archivistes, collectionneurs, amasseurs d’artefacts culturels. Et nous sommes tellement excités par cette orgie que nous ne réussissons même pas à rester assis tranquilles assez longtemps pour regarder un film en entier, parce que nous voulons en voir un autre. Il en résulte un montage disjoint, où nous sommes toujours en train de sauter d’une chose à une autre, de plonger et de réémerger…» Et? «Et c’est excitant. C’est génial.» Embrasser ainsi la perte de temps, c’est peut-être la seule manière d’échapper à l’impression obsédante de ne pas en avoir assez.