mediapart.fr 4 février 2025
L’autisme, un handicap moins prioritaire pour l’accès au logement
Lucie Delaporte
La famille de Jade, autiste non verbale, se bat pour faire reconnaître par son bailleur Paris Habitat le handicap de leur fille comme réellement prioritaire. Le handicap mental reste un « angle mort » chez les bailleurs.
Dans le salon où la lumière est fortement tamisée, tout est pensé, organisé, autour de Jade. « Elle supporte mal la lumière forte. On a aussi choisi des couleurs neutres pour les murs, car les couleurs vives l’excitent », explique la mère de Jade, 5 ans, autiste non verbale. Un handicap sévère qui nécessite un logement adapté.
En cette fin d’après-midi, la petite fille à l’abondante chevelure bouclée, qui vient de rentrer de son institut médico-éducatif (IME) fait des allers-retours incessants dans le salon en vocalisant. « Elle est plutôt dans un bon jour, ça va », nous explique sa mère, Linda*, formatrice dans le secteur immobilier.
Jade, 5 ans, diagnostiquée autiste non verbale, et sa mère dans la cuisine de leur appartement à Boulogne-Billancourt en janvier 2025.
Dans un ballet auquel ils sont parfaitement rompus, les parents de Jade ne cessent de ramasser au fur à mesure les objets qui arrivent au sol. « Elle porte à sa bouche tout ce qu’elle ramasse par terre, ça peut être dangereux », détaille, une petite balayette à la main, son père, Rémy*, qui travaille dans une mutuelle.
Locataire d’un appartement appartenant au bailleur social Paris Habitat situé à Boulogne, les parents de Jade ont demandé un logement plus grand après la naissance, en mai 2024, de leur troisième enfant. « Ce n’est pas du confort, Jade a besoin d’une chambre à elle. » C’est, de fait, inscrit dans son dossier médical que Mediapart a pu consulter et que la famille a évidemment joint à sa demande de mutation.
Occasion ratée
« Jade n’a pas conscience de son environnement. Elle peut être dangereuse pour sa petite sœur sans s’en rendre compte, raconte Linda qui explique l’organisation millimétrée de la famille. Tout son quotidien est extrêmement ritualisé. Lorsqu’elle fait des crises, elle a besoin de s’isoler dans sa chambre. Pour sa petite sœur et son grand frère, c’est impossible de partager un espace avec elle. » Depuis mai, les parents de Jade dorment donc sur le canapé du salon.
Autre désagrément qui prend des proportions différentes dans cette situation : le chauffage étant lourdement défaillant dans l’appartement, le bailleur a fourni des radiateurs ambulants à la famille, mais Jade s’est brûlé la main sur l’un d’eux.
Apprenant que deux grands logements étaient libres dans leur bloc d’immeubles, les parents de Jade ont déposé une demande de mutation à leur bailleur, plutôt confiants dans le caractère ultra-prioritaire de leur demande, largement documentée par le dossier médical. « C’était un logement idéal pour nous avec une terrasse. Jade est très sensible au fait de pouvoir sortir. Quand elle est en crise, on va avec elle sur le balcon et ça l’apaise énormément. »
C’est de la discrimination.
Linda, mère de Jade, devant le refus d’attribution d’un logement adapté
Le 11 décembre, à l’issue de la commission d’attribution de Paris Habitat, c’est la douche froide. Le logement est attribué à une famille de trois enfants qui n’a aucun critère prioritaire.
Pour cette famille qui se débat depuis des années avec l’autisme de leur fille, c’est l’incompréhension. « C’est de la discrimination », s’étrangle Linda qui se heurte comme beaucoup de familles confrontées au handicap « invisible » à une forme de minoration de ses difficultés.
« On veut parler pour toutes les familles d’enfants autistes qui ont les mêmes problèmes que nous, mais peut-être pas les mêmes ressources pour se mobiliser », assure Olivier. Au téléphone, une responsable de Paris Habitat lui a répondu que l’organisme HLM donnait la priorité aux handicaps moteurs. « C’est inadmissible de hiérarchiser les handicaps. Je n’aime d’ailleurs pas trop l’expression handicap invisible. Si vous voyez Jade dix secondes, vous voyez qu’elle est handicapée », assure Linda.
Jade et son père. © Photo Ophélie Loubat pour Mediapart
Dans le dossier de demande de mutation, la gravité du handicap de Jade semble avoir été pour le moins négligée par Paris Habitat. Sur une échelle de 0 à 1 000 points, la famille n’a obtenu que 20 points. Et 6 points pour le critère d’inadaptation du logement au handicap.
Quand on lui a refusé son logement, la famille a fait, sans succès, une procédure de référé-liberté au tribunal administratif. Et pour cause, le bailleur lui a fait immédiatement une proposition alternative, mais complètement inadaptée au handicap de Jade : au premier étage, près d’une voie de voitures extrêmement bruyante alors que Jade est, comme la plupart des enfants autistes, hypersensible au bruit.
Les bailleurs encore en « apprentissage »
Comme le montre bien le rapport que vient de publier la Fondation pour le logement des défavorisés (ex-Fondation Abbé Pierre), les personnes porteuses de handicap subissent des discriminations systémiques dans le logement privé, mais la situation dans le logement social n’est pas beaucoup plus reluisante, malgré des chartes d’attributions qui instituent le handicap parmi les caractères prioritaires. Et c’est encore pire pour les handicaps dits « invisibles », comme l’autisme.
Les bailleurs, si tant est qu’ils aient identifié le sujet, tâtonnent. Qu’est-ce qu’un logement adapté pour les cas d’autisme sévères ? L’architecte Estelle Demilly qui a consacré sa thèse à l’adaptation de l’architecture à l’autisme montre bien que « les réglementations et recommandations actuelles prennent en considération pour l’essentiel le handicap moteur et sensoriel ».
Et ce, même si la loi de 2005 pour l’inclusion des personnes handicapées, tout comme la charte européenne des droits des personnes autistes, instaure « le droit pour les personnes autistes à un logement accessible et approprié ». Dans les faits, le handicap est encore trop souvent réduit au fauteuil roulant.
Interrogé sur la non-reconnaissance du caractère prioritaire du handicap de Jade et la très faible cotation de son dossier, Stéphane Bettiol, directeur général adjoint chargé des politiques locatives à Paris Habitat, explique qu’il ne s’agit que d’outils d’aides à la décision parmi d’autres.
« La commission d’attribution des logements ne se fonde pas sur la cotation pour faire ses choix », cadre-t-il : elle regarde le dossier, les justificatifs, il y a des débats. « Après, c’est peut-être aussi un apprentissage, puisque ce sujet de l’autisme a récemment été ajouté dans notre charte. Il faudra sans doute avoir une vigilance accrue », admet-il.
Boulogne-Billancourt, janvier 2025. La mère de Jade dans la chambre de son fils Noha, 9 ans. © Photo Ophélie Loubat pour Mediapart
Ce cadre du premier bailleur social parisien pointe le fait que la législation actuelle n’est pas très aidante sur le sujet. Le formulaire Cerfa de demande de logement social ne comporte d’ailleurs que des informations relatives au handicap moteur. « La principale préoccupation du législateur, quand il rédige une réglementation sur le handicap dans le logement social, c’est de se dire : “Est-ce que cette personne va pouvoir rentrer dans ce logement, va pouvoir y circuler” », relève-t-il.
Il admet aussi que le handicap mental reste un peu dans « l’angle mort » des bailleurs. Si le Code de la construction neuve comporte des normes précises par rapport au handicap moteur, il reste muet sur d’autres types de handicap. À l’entendre, c’est tout le rapport aux handicaps mentaux qui doit évoluer.
« Il n’y a pas forcément de bienveillance des locataires là-dessus », déplore-t-il, racontant une rencontre avec des associations de locataires durant laquelle une représentante lui a demandé « de déménager une famille dont le gamin autiste passe sa journée à taper sur les tuyaux de radiateurs, ce qui apparemment rend fou tout l’immeuble ».
Derrière l’impressionnante énergie des parents de Jade, on sent poindre une immense lassitude et une détresse qui affleure devant l’indifférence de la société à leurs difficultés. « C’est épuisant de devoir toujours se justifier, d’expliquer ce qu’on vit, souffle Linda. On nous dit d’élargir nos recherches de logement, mais vu tout ce qu’on a dû faire pour obtenir le suivi de Jade en IME… Je préfère encore perdre mon logement que de perdre tout ça. »
À Paris Habitat, on assure que le bailleur fera son possible pour que la famille retrouve rapidement un logement adéquat ; dans un contexte de pénurie de logements où « on empile les priorités », reconnaît le responsable du bailleur.